Qu’est-ce que la cécité botanique ? Aussi appelé « plant blindness« , ce concept désigne un phénomène cognitif et culturel où les humains tendent à ignorer les plantes dans leur environnement, sous-estimant leur importance écologique et évolutive. Conceptualisé en 1999 par les botanistes américains James Wandersee et Elizabeth Schussler, ce biais se manifeste par une incapacité à percevoir les végétaux comme des entités vivantes dynamiques, une tendance à les considérer comme inférieurs aux animaux, et une méconnaissance généralisée de leurs rôles dans les écosystèmes. Les recherches montrent que ce phénomène persiste malgré l’urgence climatique, menaçant directement les efforts de conservation et la compréhension des interdépendances.
Le traitement visuel humain et l’homogénéité végétale
Le cerveau humain privilégie les stimuli visuels associés au mouvement, aux contrastes chromatiques et aux formes familières, des caractéristiques rares chez les plantes. Une étude de 2014 sur le « clignement attentionnel » a révélé que lorsque deux images sont présentées successivement, les participants détectent 78 % plus efficacement les animaux que les plantes. Cette asymétrie perceptuelle s’enracine dans notre histoire évolutive puisque les ancêtres humains devaient prioriser la détection des prédateurs et proies mobiles. Les plantes, par leur immobilité et leur apparence souvent similaire, activent moins les circuits neuronaux dédiés à l’attention soutenue.
Cécité botanique et zoocentrisme institutionnalisé
L’éducation occidentale perpétue une hiérarchie implicite où les animaux occupent une place centrale. La hiérarchisation des espèces trouve son archétype dans la Scala naturae médiévale, où les plantes occupent l’avant-dernière marche, juste au-dessus des minéraux. Ce schéma persiste dans l’imaginaire collectif à travers des représentations artistiques et éducatives centrées sur la faune. Ce zoocentrisme se double d’un langage métaphorique dévalorisant : on parle de « mauvaises herbes » mais jamais de « mauvais animaux ».
L’urbanisation et la déconnexion sensorielle
L’exode rural accéléré a réduit l’exposition directe aux écosystèmes végétaux. En France, 82 % de la population vit en zone urbaine où les espaces verts sont souvent réduits à des éléments décoratifs. Cette distance physique s’accompagne d’une perte des savoirs ethnobotaniques. La journaliste Christine Ro lie ce phénomène au « trouble déficitaire de la nature », où la virtualisation des expériences appauvrit notre rapport au vivant.
Cette méconnaissance des plantes entrave les politiques de conservation. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) estime que 40 % des espèces végétales sont menacées, contre 25 % des mammifères. Pourtant, les campagnes de sensibilisation ciblent majoritairement les animaux « phares » comme les pandas ou les éléphants, négligeant les espèces végétales fondatrices d’écosystèmes.
Extinctions invisibilisées
Ce peu d’attention portée aux plantes entraine des extinctions avec des réactions en chaîne. Par exemple, l’île de La Réunion a perdu 41 espèces végétales endémiques en treize ans, une hémorragie directement liée à l’expansion des goyaviers invasifs et à la fragmentation des habitats. Chaque disparition végétale entraîne un effondrement en chaîne : le palmiste (Acanthophoenix rubra), jadis dominant à la Plaine des Palmistes, maintenait un microclimat humide essentiel à 17 espèces d’invertébrés aujourd’hui éteintes.
Certaines plantes profitent de la cécité botanique
Certaines plantes qui sont communément considérées comme « invasives » en profitent. La balsamine de l’Himalaya (Impatiens glandulifera) a par exemple été introduite en France en 1839 comme plante ornementale. Elle colonise aujourd’hui de nombreux cours d’eau en France, supplantant les espèces natives. Son éradication nécessite un arrachage manuel fastidieux. Il faut en effet jusqu’à 5 interventions annuelles pour épuiser son stock semencier. Pourtant, contrairement au frelon asiatique, le grand public ne l’identifie pas clairement comme une espèce problématique. Davantage de personnes connaissent la renouée du Japon et son statut de plante invasive. Je vous encourage à lire l’article la concernant. C’est une plante comestible que l’on peut consommer !
Les leçons du passé
En Occident, les sociétés celtes et païennes de l’Antiquité offrent un contraste saisissant avec la cécité botanique contemporaine. Leur rapport au végétal, profondément ancré dans le sacré, l’usage et le symbolique, révèle une conscience aiguë des plantes, bien loin de l’indifférence observée dans les sociétés industrialisées.
La vie quotidienne était par ailleurs profondément liée aux saisons et aux éléments. Cette intrication calendaire favorisait une attention constante aux mutations des plantes autour d’eux.
Sources
– https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/biodiversite-41-des-especes-de-la-flore-reunionnaise-sont-menacees-1445384.html
– https://jardinerieakou.com/blogs/infos/la-cecite-botanique-un-phenomene-aux-consequences-sous-estimees
– https://botanicalgarden.ubc.ca/to-save-biodiversity-and-feed-the-future-first-cure-plant-blindness/
– https://theconversation.com/podcast-la-cecite-botanique-ou-pourquoi-nous-voyons-mieux-les-animaux-que-les-plantes-133311
– https://www.chesterzoo.org/conservation-science-education/global-conservation-programmes/uk-europe/plant-blindness-and-solutions-to-the-green-extinction
– https://www.cbnbl.org/system/files/2018-03/
– https://www.bbc.com/future/article/20190425-plant-blindness-what-we-lose-with-nature-deficit-disorder
– https://fr.wikipedia.org/wiki/C%C3%A9cit%C3%A9_botanique
– https://www.innovation-pedagogique.fr/article9139.html
– https://www.kew.org/read-and-watch/plant-blindness-conservation
– https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/vosges/epinal/biodiversite-cette-plante-exotique-invasive-menace-les-especes-locales-3016964.html
– https://www.zoom-nature.fr/de-lurgence-douvrir-notre-regard-sur-les-plantes/
– https://alliancebioversityciat.org/stories/save-biodiversity-and-feed-future-first-cure-plant-blindness
– https://theconversation.com/plant-blindness-is-obscuring-the-extinction-crisis-for-non-animal-species-118208
– https://blog.cwf-fcf.org/index.php/fr/deracines/
– https://www.foretprimaire-francishalle.org/s-informer/cecite-botanique/
– https://www.umontpellier.fr/articles/ateliers-de-decouverte-naturaliste-comprendre-la-nature-en-bas-de-chez-nous
– https://wearesocial.com/fr/case-study/klorane-botaniquest/
– https://nph.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/ppp3.51
– https://www.rfi.fr/fr/science/20100929-une-espece-vegetale-cinq-le-monde-est-menacee-disparition
– https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/inc3.73
– https://nph.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/ppp3.10053
– https://biais-cognitif.com/biais/indifference-aux-plantes/
– https://news.mongabay.com/2016/09/can-plant-blindness-be-cured/
– https://www.researchgate.net/publication/301623195_Plant_blindness_and_the_implications_for_plant_conservation